Qui peut encore croire aujourd’hui qu’un seul vainqueur du Tour de France depuis la fin des années cinquante n’ait eu jamais recours au dopage ? Jacques Anquetil fut sûrement le premier à ouvrir la voie à une préparation « scientifique » pour se bâtir un palmarès de légende. Il est vrai qu’à l’époque on était moins regardant sur l’armoire à pharmacie des champions. Pas vu, pas pris ! Aucun test sanguin n’existait encore. Les méthodes restaient archaïques à l’image des produits utilisés. L’oracle du Tour lisait encore dans les urines. Le contrôle ne contrôlait rien. A plus forte raison quand un petit malin servait celles d’un autre via une petite poire dissimulée dans son cuissard. Le décès du champion britannique Tom Simpson, « chargé comme une mule », sur les pentes du Mont Ventoux ne souleva guère l’indignation. On éleva une stèle à sa mémoire et on s’empressa d’oublier que la cause de sa mort était le dopage. Bientôt le belge Eddy Merckx allait écraser le Tour de sa classe et de sa science de la pharmacopée. Le « cannibale » avait faim de victoire du début à la fin de la saison. Mais nous étions encore dans la préhistoire d’un coup de pédale « pas toujours très naturel ». Les années quatre-vingt, puis surtout les années quatre-vingt dix avec l’EPO ouvraient aux tricheurs des perspectives sans fin. Gavé de globules rouges, le champion dopé se reconnaissait au fait qu’il était obligé de se relever la nuit pour éviter l’embolie. Le procédé fut un temps indétectable jusqu’au moment où un médecin-biologiste eut l’idée d’aller voir du côté du taux d’hématocrite. Une personne normalement constituée voit ce dernier osciller entre 35 et 40 % et non entre 50 et 60% comme cela était le cas de ceux qui furent pris la seringue dans le bras. Il fallut néanmoins attendre l’affaire Festina en 1998 et un Richard Virenque dopé « à l’insu de son plein gré » pour voir les organisateurs du Tour de France et les pouvoirs publics réellement se préoccuper d’une situation dramatique. Les dirigeants et l’encadrement médical de l’équipe avait organisé le dopage de ses coureurs pour, de leurs aveux mêmes, qu’ils ne fassent pas de « bêtises irréversibles ». La mise en place du suivi longitudinal des sportifs et la multiplication des contrôles inopinés jusque sur les lieux d’entraînement furent les premières réponses. Une charte du sportif suivit. Il semble bien aujourd’hui que ces mesures n’étaient pas à la hauteur du mal. Si une part du peloton est assainie, de trop nombreux champions ont toujours recours pour améliorer leurs performances à des méthodes réprouvées. Les docteurs Mabuse continuent tranquillement de sévir lors des préparations physiques. Ils arrivent même que l’on revienne aux bonnes vieilles techniques de grand-mère oubliées qui se pratiquaient dans les années soixante-dix et quatre-vingt comme la transfusion sanguine homologue ou l’absorption d’anabolisants. Vinokourov et Moreni en savent quelque chose ! Les autres champions d’aujourd’hui ou d’hier, plus habiles, peuvent toujours s’émouvoir et aller à la télé en parlant de confiance trahie, de mauvais coup fait au cyclisme, ils ne font que renforcer le climat d’hypocrisie et participer à l’omerta qu’ils n’ont jamais voulue rompre. Nous n’avons pas encore entendu Laurent Jalabert, qui de sprinter est devenu grimpeur sans même faire étape à Lourdes. Son témoignage ne manquerait pas d’intérêt.
Au final, tout cela serait risible s’il ne s’agissait pas d’un véritable problème de santé public qui ne touche pas seulement le cyclisme professionnel. Un grand nombre de sports sont tout autant concernés par la pratique du dopage. Que dire de l’athlétisme où presque tous les recordmen du monde masculins ou féminins du 100m, pour ne prendre que cette épreuve, ont été testés positifs ces dernières années ? La natation n’est pas non plus à l’abri de cas troublants, tout comme d’ailleurs le football, où pourtant très peu de contrôles sont pratiqués. L’affaire de la Juventus de Turin, au moment où Zidane en était un des joueurs les plus en vu, n’est pas là pour nous rassurer. Pourquoi aucun examen sanguin n’a été pratiqué sur les footballeurs lors de la dernière coupe du monde ? Qui pourrait, à la veille de la coupe du monde de rugby, raisonnablement nous expliquer que le dopage n’existe pas dans ce sport ?
Pour comprendre une telle dérive, il faut s’interroger sur l’image que véhicule le sport, son évolution et celui de nos sociétés. Sa professionnalisation, l’introduction de sommes d’argent impressionnantes, les retombées médiatiques qu’attendent les sponsors font que le sport est devenu un spectacle régi par les lois du marché. Les valeurs disparaissent au profit de la valeur. Il ne s’agit même plus aujourd’hui de vanter les mérites d’un régime politique comme savaient le faire la RDA ou l’URSS, voire les Etats-Unis, dans le contexte de la guerre froide. Tout cela est dépassé et réduit à l’histoire. Il faut bien rémunérer les actionnaires qui se moquent de la santé des sportifs. Ils ne demandent qu’une chose : que ces derniers soient l’instrument par leurs exploits toujours plus improbables du rayonnement sur les grandes places financières mondiales de la société dans laquelle ils ont placé une part de leur argent. Pour revenir au Tour de France, nous pouvons nous demander, si le refus des organisateurs de mettre un terme à la mascarade de cette année n’est pas seulement dicté par la volonté de voir la caravane publicitaire du Tour poursuivre sa route jusqu’à Paris. Le spectacle continue, pourvu que résonne le tiroir-caisse !
Les commentaires récents