Un des arguments les plus avancés contre la proposition de François Hollande sur la déchéance de nationalité consiste à affirmer qu’il ne s’agirait pas là d’une mesure de gauche, puisque la gauche, c’est bien connu, elle s’appuie sur les valeurs républicaines. Etre de gauche, n’est-ce pas d’ailleurs se demander chaque matin en se regardant dans le miroir, que vais-je bien pouvoir faire aujourd’hui pour lutter contre la pauvreté, les inégalités et pour que triomphe la justice ?
Cette déchéance de nationalité renverrait pour l’essentiel au régime de Vichy, qui une fois la République abolie, s’est empressé de déchoir de leur nationalité des Français de fraîche date souvent juifs et les résistants à l’instar du général de Gaulle. 15 000 personnes, dont 40% de juifs, perdirent ainsi leur nationalité française. Vue sous cet angle, la proposition de François Hollande ne fait pas très « de gauche », tant elle semble entachée par la pratique d’un régime politique autoritaire et fascisant dont les fondements idéologiques étaient plus proches de l’extrême droite française de l’époque que de la gauche.
Pourtant le maréchal Pétain n’a pas inventé la déchéance de nationalité, il n’a fait que durcir une loi qui existait déjà, et qui, d’une certaine manière, existe encore. L’article 23-7 du Code civil dispose que « Le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d’Etat, avoir perdu la qualité de Français ». En fait, cette disposition est issue d’un décret-loi du 12 novembre 1938 du président du conseil, le radical Edouard Daladier. L’article 25 du Code civil prévoit aussi qu’un individu français par acquisition depuis moins de 15 ans peut-être déchu de la nationalité « s’il est condamné » pour un crime ou un délit mettant en jeu « les intérêts fondamentaux de la nation » , le « terrorisme » ou s’il s’est livré pour le compte d’un Etat étranger « à des actes préjudiciables aux intérêts de la France ». Ces deux articles se rattachent à une tradition issue de la Révolution française.
Si, en 1791, la première constitution française ne parle pas explicitement de déchéance de la nationalité, elle n’en prévoit pas moins la perte de la qualité de Français. Il appartient néanmoins d’être prudent sur l’interprétation à faire de cette mention à cette époque. En effet, il y a alors confusion entre déchéance de nationalité et privation des droits civiques. Il faudra un peu de temps pour que la part des mesures soit faite. Les révolutionnaires de 1793 semblent plus offensifs sur le sujet. Dans leur esprit, la déchéance de "citoyenneté" vise pour l’essentiel les nobles émigrés. Une manière de les mettre définitivement hors de la nation puisqu’ils refusent le nouveau régime et restent fidèles au roi et à la monarchie. En forçant un peu le trait, nous pourrions affirmer que la déchéance de "nationalité" est alors une vraie mesure « de gauche » ! Elle est reprise dans le Code civil de 1804 où sont listées les causes de déchéance. Le conseiller d’Etat Jean-Baptiste Treilhard, dans l’exposé des motifs, explique qu’il s’agit avant tout de « causes qui supposent une renonciation à sa patrie », notamment quand on s’établit à l’étranger sans esprit de retour ou quand on sert, sans l’autorisation de son pays, un gouvernement étranger. Et il ajoute : « il est assez évident que, dans tous ces cas, la qualité de Français ne peut plus se conserver : on ne peut pas avoir deux patries ». En ce début du XIXe siècle, la bi-nationalité n’était pas encore envisageable.
Près de cinquante ans plus tard, la lutte contre l’esclavage permet d’écrire une page supplémentaire sur la déchéance de nationalité, puisque le décret d’abolition du 27 avril 1848 affirme : « A l’avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d’acheter ou de vendre des esclaves et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînera la perte de la qualité de citoyen français ». Si cette notion de déchéance de la nationalité traverse tout le XIXe siècle, elle ne sera explicitement mentionnée dans le droit français qu’à partir de 1915, à l’occasion de deux lois (1915 et 1917) concernant les naturalisés originaires des pays en guerre contre la France. Ces textes permettent la révision et la possibilité de révocation de toutes les naturalisations de ce type, mais aussi de toutes les naturalisations postérieures au 1er janvier 1913. Sur 25000 révisions, 549 débouchent sur une déchéance de nationalité. Le code de la nationalité de 1927 précise qu’un délai de dix ans après la naturalisation existe où la personne ayant acquis la nationalité française pourra s’en voir priver « pour avoir accompli des actes contraires à la sûreté intérieure et extérieure » ou « pour s’être livré, au profit d’un pays étranger, à des actes incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France ». Une rédaction assez proche de celle que nous connaissons à l’article 23-7 du Code civil.
Au regard de ce bref survol historique, il n’est pas possible d’affirmer que la déchéance de nationalité serait une mesure contraire à la République. C’est la Révolution française qui, en créant la nationalité moderne, affirme aussi que cette dernière peut être retirée ou, tout au moins, considérablement réduite. Dans le contexte de la naissance de la Ière République, marqué par la guerre contre une coalition étrangère et la crise intérieure que connaît le pays, cela n’est pas une aberration. Si elle demeure encore fortement entachée par la pratique de masse qu’en fît le régime de Vichy, la déchéance de nationalité ne lui doit pas grand-chose. La République est bien le régime politique qui crée cette mesure afin de se défendre de ces ennemis et qui, depuis 1848, a légiféré à plusieurs reprise sur le sujet.
François Hollande, en voulant introduire dans la constitution la déchéance de nationalité pour les binationaux, s’inscrit dans cette histoire. Pour autant, cette démarche n’en est pas moins discutable et son passé plutôt "pro-républicain" n’y change rien. Il n’est évidemment pas nécessaire d’inscrire la déchéance de nationalité dans la constitution. Sa constitutionnalisation, comme l’a d’ailleurs affirmé le Premier ministre, relève du symbole. Son efficacité n’en demeurera pas moins nulle. Comment peut-on imaginer voir le geste d’un terroriste, alors qu’il est prêt à mourir en martyr, retenu par la menace de perdre sa nationalité française ? Pire, ne sera-t-il pas en mesure de considérer cette déchéance de nationalité comme un signe de reconnaissance officielle, voire une médaille, pour son action ? L’extension de la mesure aux binationaux nés en France remet indirectement en cause le droit du sol sans pour cela aller bien au-delà de ce qui existait déjà. Le plus grave n’est peut-être donc pas là, mais plutôt dans la confirmation de la rupture de l’égalité entre les citoyens français. Une catégorie, ceux qui n’ont que la nationalité française, ne risque pas de s’en voir priver, tandis que les autres, les binationaux, seront désormais tous concernés. Certains y verront peut-être un progrès puisqu’auparavant n’étaient visés que les naturalisés.
En fait, au moment où il serait souhaitable de tout faire pour souder la communauté nationale, on la divise par ce type de mesure en créant par voie de conséquence une catégorie renforcée de Français qui pourront être regardés comme moins Français que les autres. C’est déjà le cas malheureusement pour celles et ceux qui, nés en France, sont souvent considérés comme des étrangers parce qu’ils n’ont pas la même couleur de peau ou/et parce qu’ils portent un nom dont la consonance n’est pas française. Est-il nécessaire d’ajouter une ligne de fracture supplémentaire au risque de renforcer les préjugés ethniques ?
On a beau me rétorquer qu’une immense majorité des Français y sont favorables, ce qui est aujourd’hui probablement vrai, je reste opposé à cette promotion de la déchéance de nationalité par son inscription dans la constitution. Il serait préférable, quitte à vouloir faire évoluer la législation pour l’adapter aux besoins actuels de la lutte contre le terrorisme, d’actualiser l’article 23-7 du Code civil, comme le propose Paul Quilès. Et encore, je me demande si cela est bien utile.
Non, François Hollande n’est pas le maréchal Pétain. Non, il ne rompt pas avec l’histoire de la République en proposant cette mesure, comme il ne renie pas son engagement socialiste. En revanche, il est permis d’être en désaccord avec lui, de penser qu’il puisse se tromper en procédant de la sorte. La République dispose déjà de toutes les armes juridiques pour lutter contre le terrorisme. On peut néanmoins comprendre que dire cela ainsi, après le discours martial prononcé par le chef de l’Etat le 16 novembre 2015 devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles et dans un contexte émotionnel rarement atteint en France, tombe à plat. Mais il est des « plats » qui sont parfois préférables aux "sommets", surtout quand ces derniers ne comportent aucune solution au problème dramatique que représente le terrorisme et pourraient même entraîner un certain nombre d'effets pervers.
Une analyse intéressante. La profondeur historique permet en effet de relativiser le caractère à priori antirépublicain d'une telle mesure.
Rédigé par : Bernard | 01 janvier 2016 à 02:21