Depuis quelques mois, la question institutionnelle refait surface en France. Le prétendu déficit démocratique de nos institutions serait la cause de tous les maux dont nous souffrons ou sommes censés souffrir. La VIe République est de retour. Qu’on se le dise ! Pour quelques-uns de ses thuriféraires, l’élection du Président de la République au suffrage universel direct doit être manu militari renvoyée aux oubliettes de l’histoire avec le rituel monarchique d’un régime à bout de souffle. Si l’idée peut être séduisante, sa mise en pratique relève de la mission impossible. François Mitterrand l’avait bien compris en mettant beaucoup d’eau dans le vin de son « coup d’Etat permanent[1] ». Il s’acharna alors à maquiller son renoncement démocratique en une forme étonnante de continuité historique. Son enterrement, événement qu’il orchestra jusque dans ses moindres détails, servit ultimement ce dessein. En effet, l’ancien Président de la République, homme de culture et de tradition, avait tenu à régler lui-même par la voie testamentaire ses obsèques. La pompe fut alors à la hauteur de ses espérances et la République en sortit quelque peu groggy. Les deux corps du Président eurent droit simultanément et séparément aux honneurs de la nation. Le corps politique, qui ne peut être vu ni touché, était salué par les grandes orgues de Notre-Dame et tout ce que la terre compte de personnalités. Le corps naturel, sujet à toutes les infirmités de la vie, rongé par le cancer, traversait Jarnac pour rejoindre le caveau de famille où l’attendaient les vieux compagnons, les intimes, ses femmes, sa fille révélée et ses fils abasourdis.
Des ortolans au rituel monarchique
Une foule de spécialistes ès mitterrandie s’interrogea longuement et bruyamment : que pouvait bien vouloir dire une telle mise en scène ? La promenade du Panthéon, quinze ans plus tôt ? De l’eau de roche. Mais les obsèques ? Cela dépassait l’entendement. On se tourna vers Georges-Marc Benamou[2], le confident des derniers jours : celui à l’oreille de qui le Président mourant chuchota quelques vérités pas toujours bonnes à dire. Mais l’oracle qu’il rendit attesta d’une surdité précoce. A moins que trop occupé par l’écriture d’un livre[3], qui dut son succès à la manière de manger les ortolans un soir de réveillon, il en avait oublié de remettre en perspective les propos d’un vieillard dont l’itinéraire se confondait avec l’histoire politique de la France de ces soixante dernières années : des manifestations étudiantes xénophobes de 1935, en passant par Vichy et la Résistance, jusqu’à la présidence de la République. « Une jeunesse française[4] », écrivait un journaliste à succès qui se piquait d’histoire, comme si tous les jeunes français des années trente avaient manifesté contre les étudiants étrangers en droit et en médecine, s’étaient ralliés à Vichy avant de basculer dans la Résistance, pour ensuite faire la carrière politique que l’on sait.
Notre-Dame, Jarnac, les amitiés particulières, Mazarine, les femmes, la religion, les visites à Jean Guitton, la maladie : tout cela était du même tonneau, tout cela appartenait au mystère Mitterrand. Insaisissable, subtil, florentin, magnifique, provocateur, hypocrite, cynique, le corps naturel du Président n’avait cessé de faire couler l’encre des plumes des éditorialistes mondains. Pourquoi cela devait-il s’arrêter la mort venue ? Les obsèques ? A la fois, un ultime pied de nez aux laïcards qui avaient fait échouer par une surenchère imbécile sa grande réforme d’un service publique unifié de l’enseignement et une dernière provocation à l’adresse d’une société qu’il trouvait beaucoup trop coincée à son goût ? Lui qui croyait aux forces de l’esprit et qui ne souhaitait plus quitter les Français[5], n’avait-il pas tout simplement voulu exprimer, « sous les apparences d’un rituel monarchique, les contours d’une espèce de religion civique dont la dévotion à ses reliques eût été la manifestation[6] » ? La messe était dite et le catafalque rangé. Roland Dumas veillait sur la mémoire du Président en prenant la direction de l’Institut François Mitterrand. Les historiens, un temps triés sur le volet, pouvaient toucher quelques archives personnelles soigneusement sélectionnées, voire expurgées. Cette double cérémonie Notre-Dame/Jarnac finirait bien par tomber dans l’oubli. Après tout, De Gaulle et Pompidou eurent droit aux honneurs de la cathédrale parisienne sans que cela ne suscite le moindre commentaire.
Une théorie médiévale
Aucune des explications avancées à l’époque n’était donc satisfaisante parce qu’elles donnaient toutes de François Mitterrand l’image d’un homme pour qui seul comptait le pouvoir pour le pouvoir, d’un arriviste qui avait fini par arriver au bout de sa troisième tentative. Toujours prêt à ferrailler contre le rival potentiel, le tacticien hors pair ne concevait la politique que dans le rapport de force. Mitterrand, c’était effectivement tout cela. Mais, c’était aussi beaucoup plus. Ecrivain manqué, fin lettré, élevé dans la tradition, honnête homme au sens du XVIIIe siècle, il savait mieux que quiconque que tout pouvoir s’inscrit dans l’histoire. La République avait succédé à la monarchie. La laïcité et le suffrage universel s’étaient imposés après de longs et d’incertains combats. Si l’essence du pouvoir s’en trouvait modifié, fallait-il pour autant rompre avec une tradition qui avait permis d’asseoir la monarchie tout en donnant vie à la nation : « ces mille ans qui firent la France », selon Charles Maurras ?
La théorie des deux corps du roi, forgée par les juristes anglais du Moyen Age, avait fait du monarque un personnage longtemps intouchable parce qu’incarnant la société politique dans son ensemble[7]. La majesté était duale, visible dans son corps naturel, invisible dans son corps politique. L’égalité des deux corps n’existait pas pour autant. Selon la maxime juridique latine, « le plus digne tire à lui le moins digne », le corps politique l’emportait sur le corps naturel. Balde, juriste italien du XVe siècle, associait avec beaucoup d’à-propos cette maxime et les deux sexes d’un hermaphrodite : « s’il existe une union des deux extrêmes, tandis que les caractères de chacun des deux extrêmes persistent, alors la plus éminente et la plus frappante attire à elle l’autre. » Ce qui convenait aux deux sexes d’un hermaphrodite convenait juridiquement aux deux corps d’un roi. La mort du souverain n’était en définitive que la séparation des corps et le transfert du corps politique d’un corps naturel à un autre assurant ainsi la continuité monarchique. Le roi ne meurt jamais puisque son corps politique gagne une autre enveloppe charnelle. La cérémonie des obsèques du roi n’est que la mise en scène de ce transfert. « Le roi est mort, vive le roi ! », crie la foule des courtisans, et la nouvelle comble de joie le royaume.
Il est évident que la théorie politique reprend ici la pensée théologique. Le droit canon, qui enseigne que l’Eglise et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’Etat, dont la tête est le roi et les membres ses sujets : « …par conséquent le Saint Esprit et les Anges, qui ne peuvent ni pécher, ni vieillir, ni tomber malades, ni se faire mal, ont plus de pouvoir que nous, qui pouvons souffrir de tous ces défauts. De la même façon, le pouvoir du roi est plus grand[8]. » Le roi possède alors cette marque angélique pour les Anglais, ou cette onction divine pour les Français, qui le distingue de ses sujets. Voilà donc un pouvoir incroyable qui ne repose plus sur la force, la conquête militaire, la violence d’un guerrier ou d’un chef de bande plus entreprenant que les autres, mais sur une théorie juridique qui vise à organiser la société à partir d’une tête légitime : celle du roi.
La continuité historique
Par l’agencement de ses funérailles, François Mitterrand accomplissait l’acte majeur de sa vie politique : inscrire la République dans la continuité historique. Son corps naturel, dont il avait usé et abusé, allait lui être une dernière fois, et par-delà la mort, utile. En récupérant la théorie médiévale des deux corps du roi, il élevait la fonction présidentielle au rang d’institution au-dessus de toutes les autres. Lui, l’opposant à la constitution, qui affichait en privé gérer un coup d’Etat, parachevait, près de quarante ans plus tard, l’œuvre du général de Gaulle. Il faisait oublier les grandes manœuvres gaullistes du 13 mai 1958, effaçait le régicide révolutionnaire et offrait à contempler dans une vision que Tocqueville n’aurait pas désapprouvée[9], l’étonnante continuité entre l’ancien et le nouveau régime. Les membres du Conseil constitutionnel ne s’y trompèrent pas qui proclamèrent le Président de la République intouchable pendant toute la durée de son mandat. Le cycle révolutionnaire entamé en 1789 était bel et bien achevé.
La rupture n’a jamais été dans la philosophie mitterrandienne. La fidélité fut au contraire pour lui une seconde nature. Né à droite, il resta profondément attaché à la culture de son milieu d’origine. La vie politique l’entraîna à gauche : il convertit alors une partie de cette dernière au réalisme politique de la droite. François Mitterrand, qui a toujours préféré les hommes aux idées, a compris plus vite que nombre de ses partisans et adversaires, qu’on ne pouvait pas revenir sur l’élection du Président de la République au suffrage universel. Les Français y étaient désormais très attachés. Aucun argument, même le plus rationnel, ne pourrait les convaincre d’abandonner cette part de pouvoir qu’ils s’étaient octroyés par référendum en 1962. Il ne lui restait donc plus qu’à organiser le ralliement jusqu’à en gommer la rupture qu’il représentait avec une culture politique de gauche qui ne pouvait concevoir la République sans ses atours parlementaires. Un double septennat et un enterrement ne furent pas de trop.
[1] François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, Paris, Plon, 1964.
[2] A l’époque, directeur de Globe.
[3] Georges-Marc Benamou, Le dernier Mitterrand, Paris, Plon, 1997.
[4] Pierre Péan, Une jeunesse française, Paris, Fayard, 1994.
[5] Allocution radio-télévisée du 31/12/1994 : « Je crois aux forces de l’esprit et ne vous quitterai pas. »
[6] Jacques Julliard, « La mort du roi. De de Gaulle à Mitterrand », in La mort du roi. Essai d’ethnographie politique comparée, sd J. Julliard, Paris, Gallimard, 1999, p. 35.
[7] Ernst Kantorowicz, Œuvres, Paris, Quarto-Gallimard, 2000.
[8] Traité de Fortescue, Le gouvernement d’Angleterre, Oxford, 1885, pp. 217-218.
[9] Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, vol. 4, Œuvres complètes, M. Lévy, 1866 (7e ed.).
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