L’engouement populaire ne se dément pas pour l’épreuve reine du cyclisme. Chaque année, quand vient l’été, des millions de personnes se rassemblent sur le bord des routes pour voir passer le peloton et encourager les champions. Le spectacle est à son comble dans les grands cols alpins ou pyrénéens, voire sur les pentes du Puy-de-Dôme ou du mont Ventoux, lorsque les prétendants à la victoire finale s’affrontent jusqu’à l’épuisement total. La presse écrite, la radio, mais surtout la télévision, après la Seconde guerre mondiale ont contribué à forger le succès de l’épreuve. Combien de générations de Français ont appris la géographie de leur pays et ont pris conscience de son patrimoine culturel et naturel en suivant les étapes du Tour de France ? Ces images qui défilent racontent toutes la même histoire, celle d’une communion entre ces « forçats de la route », ces spectateurs avides d’exploits et de drames, et un pays qui, le temps d’une course mythique, se prend à rêver d’union nationale.
Le Tour de France est bien plus qu’une épreuve sportive, il est un précipité de notre histoire. Qui sait aujourd’hui que sans l’affaire Dreyfus la course n’aurait probablement jamais vu le jour en 1903 ? Qui sait encore que le régime de Vichy tenta de récupérer, à des fins de propagande politique, le prestige d’une épreuve interrompue par la guerre en inventant un ersatz de Tour : la Ronde de France ? Qui sait enfin que le Tour a joué un rôle décisif dans la reconstruction du pays après l’occupation allemande ? Cette histoire ne se nourrit pas seulement de ces événements politiques, elle est aussi sociale. C’est la France des usines, des destins modestes et des congés payés qui s’invente ses héros et prend sa part de rêve. Ces champions ne sortent-ils pas de ses rangs ? Ouvriers, employés, commerçants ou paysans atteignent la gloire à la force du jarret : René Vietto était chasseur à l’hôtel Majestic de Cannes, Louison Bobet était fils de boulanger, Fausto Coppi était fils de charcutier, Jacques Anquetil était fils de fraisier…Ils impressionnent, imposent le respect à défaut de toujours conquérir les cœurs. Un Vietto ou un Poulidor qui jamais ne gagnèrent le Tour de France recueillirent beaucoup plus la sympathie et l’encouragement des foules qu’un Magne ou un Anquetil qui accumulèrent les victoires.
La compétition cycliste n’en repose pas moins sur une ambiguïté. Le Tour de France est né de la concurrence entre deux journaux sportifs, Le Vélo et L’Auto-Vélo. Si les patrons de presse sont passionnés par ce nouveau sport, ce dernier s’affirme être un instrument incomparable pour vendre du papier. Les exploits sportifs sont là, plus qu’ailleurs peut-être, liés au lucre et au commerce. Ces directeurs de journaux avaient bien compris tout le profit qu’ils pourraient tirer du cyclisme : Richard Lesclide, en 1869, Maurice Martin et Pierre Giffard, en 1891, créeront Paris-Rouen, Bordeaux-Paris ou Paris-Brest-Brest-Paris. C’est dans ce contexte que Géo Lefèvre, un transfuge du Vélo, dirigé par Pierre Giffard, soufflera à Victor Goddet et à Henri Desgrange de L’Auto, l’idée d’un tour de France en plusieurs étapes. Sa réalisation fut laborieuse. Il faudra toute la détermination de Desgrange pour trouver soixante-dix-huit coureurs prêts à tenter l’aventure. Mais tout de suite le succès fut au rendez-vous, tant « le Tour de France naissant est cette réalité inimaginable et fantasmagorique, entre éloge de la folie et sublimation de la condition ouvrière[1] ». Ne faudrait-il pas aussi ajouter les intérêts bien compris des patrons de presse ? En est-il différent aujourd’hui ? Non, bien entendu. Le chiffre des ventes de L’Equipe fait un bond au mois de juillet, tandis que l’audience sur France 2 atteint des sommets. Et ce ne sont pas les affaires de dopage, révélées au grand public par la mise hors course de l’équipe Festina en 1998, qui entament la popularité de l’épreuve. Jamais cette année, les spectateurs n’ont été si nombreux sur les bords des routes.
[1]
Olivier Margot, « L’âge de fer (1903-1939) in Tour de France. 100 ans (1903-1939), L’Equipe, 2003.
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