La France est aujourd'hui malade de sa mémoire. Il suffit de voir que toute référence au passé est devenue en quelques années "devoir de mémoire" pour comprendre l'ampleur du problème.
Il y a plus grave encore : la volonté du législateur dans cet imbroglio mémoriel de trancher, de dire l'histoire. La loi Gayssot de 1990 qui érige en délit la contestation d'un crime contre l'humanité, la loi Taubira de 2001, qui fait de la traite négrière (seulement celle pratiquée par les Européens) un crime contre l'humanité et enfin, cet article 4 de la loi du 23 février 2005 sur la nécessité d'enseigner " le rôle positif de la présence française outre-mer" heureusement annulé par le Conseil constitutionnel, sont autant d'interventions de l'Etat dans la lecture de l'histoire qui posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent.
Aujourd'hui chaque groupe social, chaque communauté, chaque ethnie, tant soit peu malmené au cours de l'histoire peut se croire légitimé à demander réparation à l'Etat. Dans le climat actuel de pénitence et de repentance, le succès est très souvent garanti. Il faut réaffirmer avec force que tout ne se vaut pas. Tous les crimes, à plus forte raison ceux commis il y a des siècles, ne peuvent être assimilés, pour des raisons historiques et juridiques, à des crimes contre l'humanité, selon la définition établie par le tribunal de Nuremberg.
La première victime de cette atmosphère est l'histoire, cette science qui vise à la compréhension d'un événement, d'une époque, dont le principe de base est d'abord l'apprentissage de la différence des temps en replaçant son objet dans son contexte. Le métier d'historien ne peut s'exercer sans un minimum de liberté, hors d'une législation inscrivant dans le marbre des formulations qui figent le passé en histoire officielle. L'historien ne peut avoir comme credo, dans le cadre d'une méthode scientifique éprouvée, que la remise en cause des thèses de ces prédécesseurs. C'est ainsi qu'a toujours progressé notre connaissance historique. Bientôt cette démarche heuristique ne sera plus possible. Nous aurons alors rejoint la pratique des pays totalitaires.
"La mémoire est le souvenir d'une expérience vécue ou fantasmée" expliquait Pierre Nora dans un entretien au Monde 2. Elle est portée par des groupes vivants et en proie, souvent inconsciemment, à des déformations successives. "L'histoire est au contraire une construction, toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus, mais qui a laissé des traces". C'est à partir de ces traces que l'historien en vérifiant et croisant ses sources essaie de reconstituer au plus près ce qui a pu se passer. La mémoire relève du domaine affectif et ne s'accommode que des informations qui la confortent, alors que l'histoire est une démarche intellectuelle rigoureuse. Elle traque les mythes que véhicule très souvent la mémoire.
Il est aujourd'hui de la responsabilité de nos représentants politiques de bien faire la part des choses. Ils sont dans leur rôle quand ils votent des résolutions, rendent des hommages aux victimes, introduisent des compensations, construisent des musées. La gestion du symbolique fait pleinement partie de leur mission. Il en est tout autrement quand ils votent des lois qui disent aux historiens ce qu'ils doivent chercher ou enseigner pour flatter telle ou telle partie de la population à la mémoire meurtrie.
Le sens de l'intérêt général est de préférer au "devoir de mémoire", le "devoir d'histoire". Si nous voulons que notre société ne soit pas à brève échéance qu'une juxtaposition de communautés, il est temps de se ressaisir, d'assumer clairement notre histoire, y compris ses événements tragiques qui ne grandissent pas toujours notre nation. La représentation nationale doit donner les moyens aux chercheurs d'écrire l'histoire dans sa diversité et sa complexité, plutôt qu'essayer d'imposer une ligne officielle. La liberté est une condition indispensable pour dépasser la revendication mémorielle et maintenir notre cohésion nationale.
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